.Tomu Uchida, Maître mineur du cinéma japonais
 
 
L'après-guerre


Uchida de retour au Japon.
Dans ses meilleures œuvres d’après-guerre, cette ironie prend la forme d'une attitude critique et détachée envers ses protagonistes, leurs décisions et leurs suppositions. Si les histoires sont souvent tragiques, les frapper du sceau du seul nihilisme ne serait pas juste. Les protagonistes d'Uchida sont généralement responsables de leur propre destruction, ou, quand ils ne le sont pas, ils sont pris au piège par des forces sociales clairement définies. Uchida tourne systématiquement des films avec des personnages aliénés par la société dans laquelle ils évoluent : le vagabond sans emploi dans Chacun dans sa coquille (1955); le personnage principal précipité dans la folie par le chagrin dans The Mad Fox (1962), le militant ainu des The Outsiders (1958). Pas surprenant qu'Uchida se soit identifié à ses personnages : à son retour au Japon après dix ans d'absence, il a dû se sentir comme un étranger dans son propre pays.

Si la réputation d’après-guerre d'Uchida se construira sur ses films historiques, deux des trois films qu'il réalise à son retour ont pour cadre la société contemporaine et sont tous deux critiques envers la société japonaise moderne. Twilight Saloon (1955) possède une teneur quasi-autobiographique ; Uchida intègre au casting Isamu Kosugi (sa vedette récurrente d'avant-guerre) dans le rôle d'un artiste se lamentant sur la manière dont a été récupéré son art à des fins patriotiques durant la Guerre. Le film, d'une facture classique étant données les limitations d’unité de temps et de lieu (une seule soirée et un seul décor, l'intérieur d'un bar), utilise le personnage de l'artiste comme un observateur des vies entrecroisées des clients et des employés du bar représentants un échantillon de la société nippone. Parmi eux, un colonel et un sergent entonnant des chansons militaires au fur et à mesure que leur ivresse croît. Quintín rapprocha défavorablement cette séquence de celle du bar du Goût du saké (1962) ; il est vrai que le traitement d'Ozu est autrement plus grave : dans ce dernier, la nostalgie de la guerre découle directement de la désillusion du quotidien, et les protagonistes sont sujets à un examen critique et intelligent.(7) Le traitement d'Uchida est plus large en ce sens qu’il traite également de manière plus directe et satirique de la politique nipponne de l'après-guerre. Le refrain militaire est repris par un groupe de passants hors cadre, et les vieux soldats se fendent d'un sourire satisfait, avant d'être consternés lorsque des paroles gauchistes sont plaquées sur l'ancienne marche militaire. Ce passage est effectivement à double tranchant, d'un côté il montre que la mentalité guerrière est définitivement passée de mode au sein du nouveau Japon; de l'autre il dresse un amusant parallèle entre les extrémistes de droite et de gauche.


Uchida et Kataoka.

L'incident est extrêmement bien mis en scène, avec une utilisation ingénieuse du son hors cadre; une technique qu'Uchida emploiera à maintes reprises pour amplifier les préoccupations de ses personnages à toute une partie de la société en dehors même de l’écran. Chacun dans sa coquille, l'autre film contemporain d'Uchida daté de 1955, manie le son avec une habilité similaire; le drame morose d'un conflit familial est souligné par les bruits répétés d'un chantier ou par des avions de chasse américains passant au-dessus de leurs têtes. Les assertions d’un personnage affirmant que le Japon est à présent devenu une colonie américaine sont un des aspects les plus faibles du film : ces éléments sont trop peu présents pour en justifier l’inclusion dans une œuvre qui est avant tout une étude focalisée sur les émotions destructrices. Les chantiers en construction sont la métaphore du déclin des traditions nipponnes comme évoquées à travers la désintégration de la cellule familiale. Le père étant décédé et le fils alité, l'autorité familiale se partage entre deux femmes, la fille Tamiko et la belle-mère, qui, comme bon nombre de protagonistes d'Uchida, sont enfermées dans une irréconciliable et quasi inexplicable haine l'une envers l'autre. Les mécanismes de leur relation demeurent opaques; Uchida n'approfondit pas suffisamment leur psychologie pour les rendre immédiatement compréhensibles. La jalousie de Tamiko envers sa belle-mère et ses relations avec ses propres prétendants renvoient à des motifs freudiens : il est à supposer qu'elle hait sa belle-mère parce qu'elle prend possession du père. D'une manière plus générale, la paranoïa et la suspicion de Tamiko sont la conséquence du dénuement de la femme au sein des structures de la société japonaise. Le mariage semble le seul moyen pour espérer une sécurité financière alors qu'elle ne le désire pas vraiment. La limite du film est de ne proposer aucune issue positive pour son héroïne; le film se rapproche par conséquent de la veine nihiliste dont est souvent accusé Uchida. Tamiko décide de son plein gré et comme le sous-entend le titre (anglais), elle construit sa propre prison. Dans la dernière scène, son frère mort, ses amants partis et sa belle-mère bannie, elle semble être l'exemple même des protagonistes typiquement autodestructeurs d'Uchida.

L'autre œuvre contemporaine majeure d'Uchida des années cinquante est The Outsiders (une traduction imagée mais inexacte, le titre japonais signifiant :Le Festival des Lacs et Forêts), qui s'attaque au sujet controversé de la discrimination des minorités raciales de la nation. L'histoire se focalise sur les Ainu, des autochtones de Hokkaido. De tous les films d'Uchida, The Ousiders est celui qui se rapproche le plus des œuvres d'Anthony Mann, aussi bien dans ses scènes d'action musclées que dans l'utilisation expressive des paysages. D'intéressants liens pourraient être dressés entre The Ousiders et les Western hollywoodiens pro-Indiens lancés peu de temps avant par La porte du diable (1950) de Mann et développés de fameuse manière par La flèche brisée (1950) de Delmer Daves et White Feather (Robert Webb, 1955; produit par Daves). Hokkaido, l’île la plus au Nord du Japon, y ferait office d'un Ouest Sauvage local. Les films d'avant-guerre (par exemple, The Reclaimed Land of Bears [Shigeyoshi Suzuki, 1932]) soutenaient l'héroïsme des pionniers et dépeignaient les Ainus, quand ils apparaissaient, comme des sauvages destructeurs (voir le climax du maintes fois adapté Futari Shizuka [Genko Obora, 1922]). Les Outsiders porte avec un certain retard, un regard compatissant sur la culture Ainu et soutient leur droit à l'égalité. Le cycle des westerns pro-Indiens a été inhibé par le Code Hays prohibant le métissage, responsable de la fin tragique de la romance interraciale de La flèche brisée. Le métissage est le sujet de The Outsiders, qui confronte hardiment les tabous relatifs aux croyances nippones concernant la pureté raciale. Ichitaro, le héros militant, met le propriétaire d'une entreprise de pêche au défi d'avouer son héritage Ainu et d'aller ainsi à l'encontre de sa volonté hypocrite de refuser d'employer des Ainu. Une future révélation prouvera qu'Ichitaro n'est lui-même pas un pur Ainu, mais est en fait issu d'un métissage. Le thème du film est donc l'impossibilité du maintien des Ainu comme une race à part pointant ainsi l’inéluctabilité du métissage. Après la disparition d'Ichitaro dans la dernière scène, la protagoniste principale japonaise reste seule, portant un enfant dans son ventre; cet enfant pourrait perpétuer l'héritage mais il n'est qu'un quart Ainu. (que cet enfant soit le résultat d'un viol est, avouons-le, un manque de goût; les orientations sexuelles d'Uchida ne comptant pas parmi les aspects les plus progressistes de son œuvre). Près de cinquante ans après sa réalisation, le film semble prophétique : seuls vivent encore quelques centaines d'Ainu pur-sang; les coutumes et fêtes dépeintes par Uchida ne sont plus guère préservées que pour le tourisme; et une majorité des Ainu a intégré la société japonaise.